Interview to Jacqueline Mattisse Monnier
The following extracts belong to an interview between Jacqueline Mattisse Monnier and Jorge Helft, held on February 9th, 2008, in Villiers-sous-Grez, France.
The full interview can be found in the Catalogue of the exhibition Marcel Duchamp: A Work that is not a Work “of Art”, Fundación Proa, Buenos Aires, 2008.
(In French)
Her relationship with Marcel Duchamp
“J’ai rencontré Marcel Duchamp à New York pendant la seconde guerre mondiale; j’avais environ 13 ans; c’était très intéressant d’être là quand les surréalistes réfugiés se réunissaient avec Matta, Lam, Tanguy et André Breton.”
“J’avais l’occasion de rencontrer des gens ayant réussi à s’échapper d’Europe et à venir en Amérique. Et là ils nous racontaient ce qui se passait en Europe. Marcel également venait à la maison, et c’était très curieux de les entendre pour une fille de mon âge. Il y avait entre autres Jean Hélion, qui s’était échappé d’un camp de prisonniers. Marcel a essayé de l’aider.”
Duchamp’s everyday life
“Marcel avait choisi depuis le début cette autre route qui était non pas d’ignorer mais de faire fi des besoins matériels: son attitude à l’intérieur d’une maison, par exemple; prenez la maison de Mary Reynolds, rue Larrey, où il avait participé à l’arrangement et à la décoration intérieure, eh bien, il a fait cela très simplement. Ou son atelier à Paris, où ce sont ses amis qui ont installé l’électricité et l’écoulement de sa baignoire. Il ne s’intéressait pas au côté matériel ; et pour manger, il avait décidé aussi qu’il n’avait pas besoin de deux repas par jour ; quand il n’était pas invité, il descendait en bas de son appartement dans la 14e rue, dans un petit restaurant italien vraiment modeste. Il achetait rarement de nouveaux vêtements.”
“Par exemple il considérait que la nature était plus forte, et gagnerait toujours sur l’homme, qu’il fallait se garder d’essayer de dominer la nature. Un jour, nous étions à la campagne, et il y avait une tempête de neige. Tout le monde restait à la maison. Marcel était là, et moi je jouais dans la neige. J’adore la nature, et là où il y avait des barrières en bois pour fermer ou séparer les jardins, je m’étais amusée à sauter dans la neige et me couvrir de neige, tomber la tête la première comme on fait avec une chose si attirante comme la neige fraîche. Marcel est sorti : « Pourquoi est-ce que tu fais ça ? » « Pour mon plaisir. » Il a commencé à dire qu’on ne pouvait jamais gagner sur la nature, qu’il fallait être plus raisonnable, qu’il ne fallait pas profiter comme ça d’un petit moment où on aurait pu l’oublier; cela m’est resté comme une leçon.”
Chess
“Mon mari et moi on s’entendait très bien avec lui et avec Teeny aussi; on se voyait souvent, on essayait de résoudre les problèmes d’échecs proposés par les journaux.
Je jouais avec Marcel, et Bernard, mon mari, jouait avec Teeny. Nous jouions dans deux pièces séparées et on avait appris le langage qu’il faut pour dire comment on bougeait les pièces sans que l’autre voie, on discutait pour mieux comprendre et c’était un moment de grand plaisir et de communion ; nous n’étions pas assez avancés, sauf Teeny, car elle s’est mise à jouer énormément après leur mariage, ou à jouer avec un problème du journal, et c’était une grande occupation toute la journée.”
Movement
“Il y a un côté mathématique dans le mouvement, la perception de la mesure de l’espace, et Marcel était fasciné par les problèmes de l’espace et les mathématiques ; jeune, il avait été très pris par ça ; lorsque les futuristes sont venus à Paris, ils étaient comme des maîtres d’école et faisaient de grandes déclarations. Il n’a pas participé mais c’était dans l’air du temps et c’était le début de l’automobile, du cinéma, de beaucoup de choses mécaniques.”
“Le mouvement était toujours présent, c’est pour ça qu’il s’est tant intéressé à Calder, qu’il a tout de suite participé à ce que Calder faisait ; c’est lui qui a nommé le mobile: mobile ; et son lien avec Cornell, et Matta aussi.”
The fourth dimension
“La quatrième dimension est restée une fascination permanente pour Marcel. Très jeune, il s’est intéressé à Henri Poincaré, mais il a senti qu’il n’était pas assez mathématicien pour le comprendre. Cela a à faire avec Einstein ; le fait qu’Einstein a su dépasser Poincaré et il est devenu le grand homme de la science, de la recherche, surtout après la première guerre mondiale. Le relativisme est devenu beaucoup plus important que les travaux de Poincaré et Marcel a repris confiance dans les théories de Poincaré.”
“Pendant la seconde guerre, les travaux de Poincaré sont ressortis, après la bombe atomique, et Marcel a repris courage. L’infra-mince est le sujet auquel il songeait le plus à la fin de sa vie. Il disait que s’il devait refaire des notes, il aurait rassemblé des notes sur le sujet de l’infra-mince.”
Art and success
“Il était conscient, quand vous lisez ses notes, du fait que pour l’artiste, c’est l’histoire qui va jouer un rôle dans le jugement de ses oeuvres et que c’est le public lui-même qui va acclamer, enterrer, oublier ou redécouvrir certains artistes. Il avait donné ce conseil à Jean Crotti (son beau-frère), qui désirait savoir pourquoi le succès ne tombait pas sur lui qui se sentait tellement près de Marcel. Il voulait tellement trôner lui aussi avec son travail et cela ne lui a pas été accordé, et Marcel a dit: «C’est comme ça pour nous tous.» Il était très triste à un moment du fait que sa famille en Normandie ne comprenait pas son travail. Ni Jacques Villon, ni ses parents, mais il avait l’habitude. Il a laissé passer, il a accepté. Et Marcel a pris plaisir parce que d’autres prenaient plaisir à ses oeuvres. Il est resté ami avec ses collectionneurs. Tout était amical pour lui, sauf certaines personnes qui ne le respectaient pas.”
Étant donné and its relationship with the observer
“Dans Étant donnés . . . il a voulu commander le regardeur. Il a utilisé le mouvement, et aussi la construction, pour centrer le regard. Pour moi c’est un paradoxe. Je comprends qu’il voulait absolument que le regardeur voie, par exemple, à travers le feu, à travers le mouvement du feu, à travers les disques du verre, mais j’y pense encore, je réfléchis encore là-dessus.”
“C’était un jeu pour lui d’essayer de fixer l’oeuvre sur laquelle il travaillait pour qu’on la voie d’une seule position. Il l’a très bien fait parce qu’il avait fait quelque chose de similaire quand il a aidé les surréalistes à réaliser leurs expositions en accrochant tous ces sacs de charbon au plafond ou toutes ces ficelles à travers la galerie qui empêchaient presque de voir les oeuvres. Il obligeait à regarder à travers ce labyrinthe. Je n’ai jamais pensé à demander à quelqu’un qui aurait vu cette exposition et qui aurait pu me dire exactement ce qu’ils avaient regardé et ce qu’ils avaient vu à ce moment-là.”
Readymades
“Quand il les avait faits, grâce aux photographies de son atelier nous savons qu’il avait déjà utilisé tout l’espace, y compris le plafond, le sol, pour les poser et les mettre en valeur. Par exemple, la roue de bicyclette : il avait du plaisir à la faire tourner. À regarder la roue tournant à côté de lui pour songer, pour travailler. Cela l’aidait à penser.”
Duchamp in Buenos Aires
“Lors de son séjour en Argentine, à ce moment là, il était très pris par les échecs. Il a réalisé un groupe de pièces assez classique, assez grand et très agréable «dans la main», et un échiquier. Il était très préoccupé par ce travail, mais il a aussi fait d’autres travaux importants, comme À regarder (l’autre côté du verre) d’un oeil, de près, pendant presque une heure, Le Petit Verre, étude en profondeur sur le travail d’optique.”
“Ses idées dans Le Petit Verre sont peut-être après celles du Grand Verre qu’il avait commencé avant mais qu’il n’avait pas terminé à ce moment-là. Il y travaillait encore. Il est allé en Argentine en 1918, l’année de la mort de son grand frère, le sculpteur Raymond Duchamp-Villon.”
The Marcel Duchamp exhibition in Fundación Proa
“C’est une excellente initiative. Je trouve que c’est très intéressant parce qu’on n’a jamais fait une exposition consacrée à Marcel Duchamp à Buenos Aires. Et Marcel n’y est jamais retourné.”